Bataille, la part maudite et l’excès

Posted By creageo on Juil 27, 2020 |


L’anthropologue Gérald Berthoud répond à Beatriz Premazzi en revenant sur la part maudite de Bataille et en replaçant celle-ci dans une approche socio-anthropologique du don, de la fête, de l’excès ou de la consumation, notions abordées par Marcel Mauss, notamment, dans son Essai sur le don (1923-1924), dont les thèses ont depuis été largement reprises, commentées et approfondies par le mouvement du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales).

 

Brèves considérations sur Bataille et sur la notion d’excès en anthropologie sociale

par Gérald Berthoud, professeur honoraire, Université de Lausanne
 
Nous vivons dans un univers culturel obnubilé par la visée cartésienne de nous rendre « comme maître et possesseur de la nature ». A cette pensée orthodoxe d’une maîtrise du monde, par la rationalité, le calcul, l’efficacité, le rendement, ou encore la performance, la pandémie actuelle apparaît, pour une approche hétérodoxe, comme un rappel dramatique d’une possible impasse vers laquelle le monde semble se diriger. Le slogan « relancer l’économie » ne révèle-t-il pas une incapacité d’imaginer même un mode de vie qui ne se fonde pas sur la croyance en un être humain porté à satisfaire en permanence des besoins illimités ?

Dans cette perspective, le recours à l’idée de « part maudite » de Bataille me semble être une voie pertinente pour penser ce moment critique de l’existence humaine à l’échelle planétaire. Une telle approche devrait permettre de rendre plus explicite ce qui était peut-être moins perceptible avant. En particulier, les limites sociales et écologiques du système dominant de production-consommation-destruction.

Mais si les notions de « part maudite », de « consumation » ou d' »excès » et d’autres encore permettent d’aborder la réalité du monde actuel, la manière dont Bataille explicite son point de vue présente d’évidentes difficultés. En effet, peut-on accepter purement et simplement d’expliquer les diverses formes d’excès en se référant à cette idée discutable de « matière vivante en général », à laquelle l’être humain serait irréductiblement soumis ? Ainsi, selon la vision paroxystique de Bataille, voire apocalyptique, « l’histoire de la vie sur la terre est principalement l’effet d’une folle exubérance ».

Certes on peut suivre Bataille dans sa mise en question radicale d’un système fondé sur la certitude qu’une quête infinie de puissance et de maîtrise serait, pour l’humanité entière, vraie, juste et bonne. Mais pour défendre une telle approche, il est nécessaire de substituer une explication proprement socio-anthropologique à l’interprétation mystico-naturaliste de Bataille. Pour ce dernier, l’être humain n’échapperait pas aux lois de l’univers, celles d’un « l’accomplissement inutile et infini ».

Au contraire, le point de départ d’une approche socio-anthropologique porte sur la conception d’un homo triplex. Pour Mauss (1), « la triple considération du corps, de l’esprit et du milieu social doit aller de pair ». Ou encore: « le social, le psychologique et le physiologique se mêlent ».

Comme être vivant, l’être humain n’échappe pas aux limites constitutives de la condition animale: vulnérabilité foncière, finitude et mort. Mais à la différence du monde animal en général, l’être humain, au plan individuel et collectif, se caractérise par un désir de transcender, d’une manière ou d’une autre, sa condition d’être mortel. L’humanité affirmerait ainsi sa singularité dans son aptitude à inventer des mondes, grâce à sa force d’imagination, pour donner un sens (direction, signification) à son existence.

Au déterminisme cosmique avancé par Bataille, s’oppose ainsi un invariant anthropologique, celui d’un être humain qui vit « dans le duel des contraires », c’est-à-dire dans la « mesure et la démesure » (Morin). Certes, il faudrait faire la distinction entre:

  • une démesure destructrice de toute socialité, celle d’un hubris sans limites comme les manifestations multiples de haine et les diverses formes de racisme, ou la guerre;
  • une démesure pacifique, celle qui crée et maintient un lien social, certes fait de rivalités plus ou moins violentes, mais contenues au double sens du terme.

Par exemple, la fête est vue partout comme un temps fort vécu comme un moment de libération de toute limite. La fête, dans ses multiples formes instituées, est une composante fondamentale de toute vie sociale qui crée un sentiment d’exister pleinement individuellement et collectivement.

Mais avec le développement infini de la rationalité technoscientifique et économique, le dépassement de notre condition d’êtres vivants repose sur les possibilités démesurées des dérives productivistes et consuméristes du « toujours nouveau » et du « toujours plus », qui donne l’illusion d’une libération individuelle de plus en plus effective. Exister aujourd’hui ne suppose-t-il pas de céder à une passion de l’avoir, de la possession, ou de l’accumulation de biens matériels ? Ce qui entraîne irrémédiablement des déséquilibres destructeurs à la fois sociaux et écologiques

Gérald Berthoud
 
Notes :

1) Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris PUF, 1973, p. 308, voir également l’article de Gérald Berthoud dans La revue du Mauss (2010/2) n°36: https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2010-2-page-503.htm